HYPNAGOGIA
HYPNAGOGIA
Le soir allongé dans son lit avant de s’endormir, les yeux fermés, on pense à quelque chose : un objet, un visage, une situation quelconque. Plus on s’endort et plus nos pensées nous échappent ; on ne peut plus les retenir. Tout à coup une vision étrange apparaît – on se retrouve dans un pré fleuri. Le temps passe, les fleurs se déforment, se brouillent, se mélangent comme des liquides, l’atmosphère se densifie, alors que toutes ces choses auxquelles on pensait avant de s’endormir se dissipent complètement.
C’est là, à mi-chemin entre la veille et le sommeil, que nous faisons l’expérience de l’état hypnagogique. Ce phénomène mental se manifeste par des hallucinations sensorielles. Elles débutent quand l’esprit cesse d’être attentif. L’ordre logique et volontaire n’est alors plus poursuivi, l’intelligence recule et se place dans un état de torpeur. L’esprit laisse libre court à l’imagination et témoigne passivement de ses créations. Les hallucinations les plus fréquentes sont des sensations de lumière, l’apparition de taches ou de motifs géométriques lumineux, ou encore des images figuratives : des visages d’hommes à l’expression souvent grimaçante, des animaux et des êtres fantastiques, des fleurs, des paysages idylliques parfois. Les couleurs sont souvent très vives.
Il arrive que le glissement de l’esprit vers le rêve engendre un phénomène plus sombre : la paralysie du sommeil. Ceux qui en souffrent éprouvent la sensation terrifiante d’une présence inamicale, une impression d’étouffement et d’oppression, et se retrouvent dans l’impossibilité de bouger, de crier, de réagir. Selon l’époque, cet état est associé à des troubles médicaux, des possessions démoniaques ou des mythes populaires tels que poltergeists et fantômes, ou autres expériences d’enlèvement par des extraterrestres. La célèbre peinture du XVIIIe siècle, Le Cauchemar de Johann Heinrich Füssli, illustre cet état sinistre. Une jeune fille pâle endormie sur un divan accompagnée de deux grotesques créatures : un monstre accroupi sur le ventre de la jeune fille, et la tête d’un cheval devant un rideau cramoisi. Le sentiment de terreur est ici lié à l’exaltation érotique qui se matérialise par la présence symbolique de l’incube.
La sensibilité gothique, la fascination pour l’irrationnel et l’ambiguïté entre le désir et la terreur que l’on voit dans cette peinture apparaissent dans les œuvres de Paul Bonnet. Ses tableaux nous plongent dans des intérieurs domestiques crépusculaires, des paysages sombres ou des espaces abstraits liquoreux, comme s’ils nous transportaient dans cet état hypnagogique, nous laissant l’explorer phase par phase. Des silhouettes fantomatiques naissent de l’informe lumineux, se matérialisent brièvement et sont absorbées par des motifs phosphorescents vert et rouge.
Selon le psychanalyste Herbert Silberer, le moment de l’endormissement est souvent associé à des visions de submersion dans un océan obscure ou de l’entrée dans une forêt ou un jardin sombre – une sorte de descente métaphorique qui symboliserait le processus de l’introversion. Ce détour du monde extérieur vers l’intériorité de la psyché est requis par toutes les méthodes menant à la pratique de la religion et du mysticisme.
Nous retrouvons cette relation à l’intériorité dans les œuvres de Paul Bonnet, au sens à la fois psychique et domestique. Les personnages féminins allongés sont dominés tantôt par une figure d’homme, tantôt par une représentation de la mort légèrement kitsch. Psychologiquement chargés, ces intérieurs intimes dérangés par l’intrusion d’une présence mystérieuse révèlent une tension ambivalente entre angoisse et fantasme érotique. Ces scènes oniriques se déployant dans des décors d’un passé récent – des étagères carrées, un vieux poste de télévision, un matelas au sol – font cohabiter un symbolisme fin-de-siècle au caractère mystique, un certain teen spirit, et une atmosphère de film d’horreur gothique des années 90.
Plus cryptiques, les peintures abstraites apparaissent comme des effets de glitch produits par la conscience pendant la phase de l’endormissement. Ces paysages colorés obscurs hypnotisent le spectateur et l’invitent à chercher des formes familières dans ces arabesques fluides. Leur chromatisme alarmant semble irradier d’une lumière laser qui donne aux peintures un aspect technologique et futuriste.
L’excitation que provoque le sentiment de peur à la frontière du désir pendant les visions hypnagogiques se rapproche de l’expérience du sublime. Cette « terreur délicieuse » déclenchée par le danger, la grandeur et l’obscurité, éveille un étrange mélange d’admiration, de plaisir et de crainte. Dans sa définition du sublime Edmund Burke précise que cette excitation n’est pas uniquement inspirée par la grandeur des dimensions, mais aussi par quelque chose d’infime qui peut être dangereux. C’est cette impression du danger que produisent les fleurs mutantes des peintures de Roberto Pezet.
Ces fleurs difformes, à la fois belles et repoussantes, sont inspirées des photos de marguerites apparues sur internet il y quelques années. Découvertes à proximité de Fukushima au Japon, la première explication de leur malformation était évidemment celle de la radioactivité. Cependant, d’après les scientifiques, il pourrait s’agir de pollution chimique, d’un virus, d’une infection ou d’une mutation génétique aléatoire. Quelle qu’en soit la cause, ces fleurs mutées provoquent une fascination quasi-mystique, car même si l’explication rationnelle n’est pas loin, il est facile de se laisser aller à l’idée du surnaturel. Par ailleurs, il est certainement plus rassurant de mettre en cause les mauvais esprits ou d’adopter une vision onirique du problème, que d’admettre que la monstruosité de la végétation serait d’origine technogène.
L’atmosphère tendre et vaporeuse et la palette chaude des vieux maîtres insufflent une douceur mélancolique mêlée de l’angoisse eschatologique que les signes d’une nature décadente peuvent déclencher. Telle une métaphore de l’innocence corrompue, les paysages romantiques de Roberto Pezet donnent, à travers leur beauté dérangeante, un accès au sublime apocalyptique lié à la terreur et la fascination pour la destruction technologique.
La mélancolie et le sentiment d’inquiétude semblent réunir le travail des deux artistes, évoquant cette transition particulière entre le songe et l’état de conscience. Tournés vers les précédents historiques et partageant un goût pour l’esthétique romantique, Paul Bonnet et Roberto Pezet sont également préoccupés par le contemporain et même le futur – leur œuvre est marquée par la coexistence, bien qu’à proportions inégales, du surnaturel (le gothique) et du technologique (la science-fiction). Les phénomènes antinomiques – vulnérabilité/violence, plaisir/terreur, séduction/répulsion, intérieur/extérieur, personnel/universel – se rassemblent et se confondent. À l’instar des visions oniriques où germent nos peurs et nos désirs, l’exposition explore les thèmes de la terreur et du menaçant associés au désir et à la beauté : un rappel de l’état actuel du monde mais aussi un chemin vers la passion du sublime.
Late in the evening, lying in bed before putting ourselves to sleep, eyes closed, we think of something: an object, a face, a situation of some kind. The deeper we fall sleep, the more our thoughts escape us; we cannot hold them anymore. Suddenly a strange vision emerge – we find ourselves in a flowered meadow. Time goes on, flowers deform, blur, mix as liquids would, the atmosphere densifies, while all the things we thought about before we fell asleep evaporates completely.
It is there, halfway between being awake and being asleep, that we experience the hypnagogic state. This mental phenomenon manifestes itself with sensory hallucinations. They begin when the mind stops being careful. Logic and will is then no longer pursued, the intelligence recedes and places itself in a state of torpor. The mind gives free rein to the imagination and passively witnesses its inventions. The most frequent hallucinations are sensations related to light, the appearance of spots or bright geometric patterns, or also figurative images: faces of men often smirking, animals and fantastic creatures, flowers, idyllic landscapes even. The colors are often very bright.
Sometime the shift of the mind towards dreams generates a darker phenomenon: the sleep paralysis. Those who suffer from this experience the terrifying sensation of an unfriendly presence, a feeling of suffocation and oppression, they find themselves unable to move, shout or react. Depending on the era, this physical state is associated with medical disorders, demonic possessions or popular myths such as poltergeists and ghosts, or other extraterrestrial abduction experiences. The famous 18th century painting, The Nightmare by Johann Heinrich Füssli, illustrates this sinister state of the mind. A pale girl is asleep on a couch along with two grotesque creatures: a monster crouching on the belly of the girl, and the head of a horse before a crimson curtain. Here the feeling of terror is associated to the erotic exaltation that is materialized by the symbolic presence of the incubus.
The Gothic sensibility, the fascination for the irrational and the ambiguity between desire and terror that appears in this painting is found in the works of Paul Bonnet. His paintings drives us into crepuscular domestic interiors, dark landscapes and syrupy abstract spaces, as if they were transporting us into this hypnagogic state, letting us explore it phase by phase. Ghostly silhouettes rise from the luminous formless, materialize briefly then absorbed by green and red phosphorescent patterns.
According to the psychoanalyst Herbert Silberer, the moment of falling asleep is often associated with visions of submersion in a dark ocean or entering a forest or a gloomy garden – a kind of metaphorical descent that would symbolize the process of introversion. This detour from the outside world to the interiority of the psyche is required by all the methods leading to the practice of religion and mysticism.
We find this relation to interiority in the works of Paul Bonnet, in both the psychic and domestic sense. The elongated female characters are sometimes dominated by a man’s figure, sometimes by a slightly kitschy depiction of death. Psychologically charged, these intimate interiors disturbed by the intrusion of a mysterious presence reveal an ambivalent tension between anguish and erotic fantasy. These dreamlike scenes unfolds in settings of a recent past – square shelves, an old television set, a mattress on the floor – combine an end-of-century symbolism with a mystical aspect, a certain teen spirit, and an atmosphere of 90s gothic horror movie.
More cryptic, the abstract paintings emerge as glitch effects produced by the consciousness during the phase of falling asleep. These dark colored landscapes hypnotize the viewer and invite him or her to look for familiar shapes in these fluid arabesques. Their alarming chromaticism seems to radiate a laser light that gives the paintings a technological and futuristic aspect.
The excitement that the feeling of fear provokes at the frontier of desire during hypnagogic visions is close to the experience of the sublime. This “delicious terror” triggered by danger, grandeur and darkness awakens a strange mixture of admiration, pleasure and fear. In his definition of the sublime Edmund Burke states that this particular excitement is not only inspired by the magnitude of the dimensions, but also by something really tiny that can be absolutely dangerous. A feeling of peril that is caused by Roberto Pezet’s paintings of mutant flowers.
These twisted flowers, both beautiful and repulsive, are inspired by photos of daisies which appeared on the internet a few years ago. Discovered near Fukushima, Japan, the first explanation of their malformation was obviously radioactivity. However, according to scientists, it could be chemical pollution, a virus, an infection or a random genetic mutation. Whatever the cause, these mutated flowers cause a quasi-mystical fascination, because even if the rational explanation is not far, it is easy to indulge in the idea of the supernatural. On the other hand, it is certainly more reassuring to question evil spirits or adopt a dream-vision of the problem, than to admit that the monstrosity of the vegetation would be a from a technogenic origin.
The tender and vaporous atmosphere and the warm palette of the old masters impregnate a sweet melancholy mingled with eschatological anxiety that the signs of a decadent nature can trigger. Like a metaphor for corrupted innocence, Roberto Pezet’s romantic landscapes give, through their disturbing beauty, an access to the apocalyptic sublime linked to terror and fascination for technological destruction.
Melancholia and the feeling of anxiety seem to bring together the work of the two artists, evoking this fascinating transition between dream and consciousness. Turning to historical precedents and sharing a taste for the romantic aesthetic, Paul Bonnet and Roberto Pezet are also concerned about contemporary issues and even the future – their work is influenced by the coexistence of the supernatural (the Gothic) and the technological (science fiction). Antinomic phenomena – vulnerability / violence, pleasure / terror, seduction / repulsion, inner / outer, personal / universal – come together and merge. Resembling the dreamlike visions where our fears and desires grow, the exhibition explores matters of terror and menace associated with desire and beauty : a reminder of the current state of the world but also a path to devotion for the sublime.
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